Ma bulle d'oxygène

Ma bulle d'oxygène

ELLA

 

Une femme est là. Elle attend. Ella n’a pas bougé depuis ce matin. Revêtue de sa tenue du dimanche - corsage blanc, jupe longue noire -, elle a envie d’être à cet endroit précis car c’est là qu’elle l’a vue pour la dernière fois il y a cinq ans, déjà cinq ans ! Cinq années  à  attendre. Tant de mois sans nouvelle, sans savoir si elle reviendrait un jour. Cinq ans de trop, trop de temps perdu. Mais maintenant qu’elle était veuve, elle allait revoir sa fille chérie, chassée de la maison par son mari, le père de ses trois enfants.

La raison de ce déni, un crime, pour son père : sa fille Carolyn allait se marier avec un homme blanc et ils attendaient un enfant. C’en était trop pour lui. Lui, fils et petit-fils d’esclaves, il ne pouvait pas accepter cela. Comment sa fille avait-elle osé lui imposer cet affront ? Elle connaissait l’histoire de ses origines, elle n’aurait jamais dû fréquenter cette population. Carolyn vivait avec son temps, avait fait des études de droit et rencontré Peter sur les bancs de l’université de San Francisco. L’amour était passé par là au cours de sa dernière année, celle qui lui avait permis de décrocher son diplôme d’avocate. Ils ont révisé tous les deux pour leur examen, partagé leur passion pour la nature, la musique, puis se sont installés progressivement ensemble. Enceinte de deux mois, ils ont fait le choix de se marier mais avant cela, il fallait rencontrer leurs parents respectifs. Du côté de Peter, ils ont accepté Carolyn avec bonheur et été ravis de la bonne nouvelle.

Le jour où le couple est arrivé dans la famille de Carolyn, cela fut une journée dramatique. Le choc fut l’annonce de leur mariage. Son père refusa que sa fille épouse un blanc tant qu’il serait vivant. Il n’assisterait pas à ce déshonneur et n’admettrait pas que sa femme s’y rende non plus. Carolyn devenait une paria à ses yeux et n’avait qu’une chose à faire, quitter les lieux et ses parents qui ne voulaient plus d’elle. Sa mère hurla de douleur et fut empêchée de serrer sa fille dans ses bras. Une vraie torture pour les deux femmes. Peter et Carolyn ont quitté la maison, n’ont pas vu les deux sœurs aînées de la famille parties vivre sur la côte Est des Etats-Unis.

La jeune femme avait entendu les mots que sa mère lui avaient glissés à l’oreille à son arrivée. « Tu attends un bébé, une mère sent ses choses-là. Je suis très heureuse pour toi, contrairement à ton père s’il l’apprend. Ne lui dis rien ». Sa fille lui remit aussi discrètement que possible son adresse dans son corsage…

Cinq années ont passé. Ella-Dorothy est née et porte le nom de ses deux grands-mères mais Ella est celui de son aïeule maternelle

Il y a quelques mois, la mère de Carolyn lui a annoncé la mort de son père et sa dernière volonté. Sa benjamine ne devait pas être présente. Elle avait respecté malgré elle la dernière exigence de son époux. En retour, sa fille lui promit de venir passer quelques jours au printemps avec Peter et leur fille. Ils arriveraient avec leur première voiture, une Ford Bleue.

Ce jour était arrivé. Mama Ella s’était installée dès l’aube au bout du jardin sur son rocking-chair pour les voir arriver de loin, même si elle savait qu’ils n’arriveraient qu’en début d’après-midi. Elle portait sa tenue du dimanche...

 

Photos – que se passe-t-il sur le côté gauche de la photo ?

De l’autre côté du jardin de Mama Ella se trouve la grande route, celle sur laquelle arrivera dans quelques heures la voiture de sa fille, son gendre et sa petite fille Ella-Dorothy. Des arbres très hauts, des peupliers, bordent ce grand axe, offrant parfois des arrêts pique-nique aux voyageurs. Près de sa maison se situe un carrefour important. Des feux de signalisation régulent le trafic et permettent aux habitants de cette ville de se rendre sans danger dans les commerces et écoles.

Aujourd’hui, la circulation est fluide. Elle espère que ce sera la même chose pour sa fille Carolyn afin que le trajet soit agréable ainsi que la météo. Ici le ciel est bleu, mais au loin, c’est gris. Les heures passent, elle grignote le pique-nique qu’elle s’est préparée. Le soleil brille très fort, la température est très chaude. Elle n’a pas pris de chapeau mais ne veut pas prendre le risque de ne pas les voir arriver en allant le chercher dans sa maison. C’est trop important pour elle. Cette journée, elle l’attend depuis cinq ans. C’est un moment crucial. Elle restera immobile sous ce soleil de plomb pour voir arriver sa p’tite famille. A l’Est, pour le moment, rien de nouveau. Ce sera long, très long avant leur arrivée. Mais elle est patiente, Mama Ella l’a déjà prouvé.

 



30/10/2014
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