Ma bulle d'oxygène

Ma bulle d'oxygène

INITIATION

 

30 Avril 2006. Tout est prêt pour l’aventure que j’ai décidé de vivre. Je m’accorde une année sabbatique, une parenthèse. J’abandonne provisoirement ma vie actuelle pour me consacrer à l’écriture. Mon choix s’est arrêté sur un chalet situé dans les Alpes en dehors d’un village et difficilement accessible.

 

Lors d’une conversation avec l’un de mes frères, il y a plus d’un an, j’avais appris qu’un de ses copains de lycée vivait dans les Alpes. Thomas était guide de randonnée dans le massif Alpin et  louait une des chambres du chalet familial. Il me montra des photos prises lors de leurs vacances en 1996. Le coup de foudre ! Le lendemain, je prenais contact avec cet homme afin de lui exposer mon projet. Il s’occupait de préparer mon séjour. De mon côté, je confirmai ma demande auprès de mon entreprise. La décision était prise. Mes proches acceptaient ce choix. Ils connaissaient mon désir d’écrire….

 

Mes valises sont bouclées. Mon taxi m’attend. Direction Gare de Lyon. Dans quelques heures, je change de rythme. Le voyage en TGV m’offre le loisir de me délasser, d’apercevoir les modifications de paysage.

 

Arrivée à Chambéry, je suis attendue par l’ami de mon frère, dans un véhicule tout terrain.  Il charge mes bagages et m’emmène dans une chambre d’hôte tenue par des amis, à l’entrée d’un village voisin. Je pourrais ainsi me reposer du voyage et profiter pleinement de mon séjour dès le jour suivant, en effectuant ma première marche. Cela faisait partie de notre accord. Délestée de mes valises, je garde mon sac de randonnée et passe une soirée calme au coin du feu, après un repas préparé par mes hôtes. Le lendemain matin, le propriétaire me conduit sur le lieu de départ de mon périple. Carnet de route et jumelles en poche, je suis prête à effectuer de nouvelles découvertes.

 

Je marche sur ce chemin montagneux. Le soleil se lève doucement et j’aperçois quelques sommets. J’apprécie la quiétude des lieux, la pureté qui s’en dégage. Le bruit léger d’une cascade attire mon attention. L’eau claire et transparente coule sur les roches usées par l’érosion. Le silence est seulement interrompu par les chants d’oiseaux, les bourdonnements d’insectes, les passages furtifs de quelques petits animaux sauvages et les clarines des vaches sur l’alpage.

 

Les troncs d’arbres sont marqués de leur nom afin d’informer les randonneurs. Le fléchage de la fédération de randonnée pédestre est complété par un marquage à mon attention. Je siffle et entends un oiseau répondre en écho. Ce jeu dure quelques minutes. Je m’aperçois que le son est très proche : l’artiste est là, près de moi, petit mais magnifique. Ses plumes orangées et fauves sont toutes gonflées lorsqu’il chante. Je le laisse s’approcher puis s’éloigner sans effectuer le moindre geste.

 

La nature est belle lorsqu’elle s’éveille le matin ; depuis quelques jours, c’est le printemps. Les bourgeons sont là, dans les haies, les arbustes, les arbres. Les fleurs sauvages tapissent les côtés des sentiers et tout cela embaume délicieusement  mon parcours matinal. Les reflets du soleil dans les arbres diffusent une lumière tamisée et douce. Dans quelques heures, l’ombre sera totalement absente du paysage. L’astre solaire inondera de lumière ce sentier, le rendant plus délicat aux randonneurs qui gravitent vers le sommet.

 

La beauté des lieux me fait oublier que le chemin n’est plus aussi plat. Les flèches ont guidé mes pas vers des sentiers plus escarpés. Mes sens n’en finissent plus d’être titillés. La vue, l’odorat, l’ouïe, le toucher. Je frôle les feuillages et les respire. Les papilles ne seront sollicitées que lors de la pause déjeuner, un repas qui ne sera malheureusement pas dédié aux gourmandises forestières. La saison n’est pas encore assez avancée et mes connaissances point encore affinées. Au détour d’un sentier, après quelques longues minutes de marche, une pancarte en bois clouée sur un arbre me signale de tourner sur la droite, de compter cent pas et de poser mon paquetage.

 

Cette vision est grandiose. Aucune chance de découverte ce panorama depuis le chemin suivi jusqu’alors. Je n’ai pas de mot assez fort pour décrire ce paysage. Mes yeux n’oublieront jamais ce qu’ils ont contemplé. Le Mont Blanc. Il est là, distant de quelques kilomètres mais pourtant si proche, si majestueux. Les rayons du soleil, reflétés sur les neiges éternelles, m’éblouissent.  A quelques mètres de moi, une table et un banc semblent m’attendre, face à ce décor pittoresque. De nombreux randonneurs ont dû, avant moi, apprécier ce lieu paisible, sublime récompense après tant d’efforts. J’ignore l’heure, mais j’observe la position du soleil dans le ciel bleu azur, depuis mon départ. Je découvre, posé sur une table, un caillou calant un message. « Attendez- moi là, je viens vous chercher en début d’après-midi, en attendant bon appétit ». Une boîte en métal m’attend dans un buisson : mon pique-nique. De l’eau, des fruits, du fromage, du pain, quelques produits du terroir.

 

Je suis surprise, mais étrangement je ne suis pas inquiète de rester seule, loin de tout. Je suis bien, face à ces chaînes de montagnes si massives, si fières. Des sensations étranges parcourent mon corps, des frissons de bonheur m’envahissent. J’ai envie d’écrire et crains, en baissant le regard sur mon carnet, d’oublier des détails. Je m’assois, inspire très profondément, aussi loin que cela est possible et puis je souffle pour évacuer les tensions de ces derniers mois. Vient ensuite le moment de se restaurer, sans jamais quitter ce site des yeux. Je profite de tous ces instants tandis que je goûte et me régale de ces mets délicieux.

 

Quelques oiseaux viennent chanter autour de moi, guettant sans nul doute le moment de mon départ pour grappiller les miettes de pain. Des insectes virevoltent çà et là. Je sors le carnet qui m’a été offert et y inscrit tout de même, pêle-mêle, toutes les sensations ressenties depuis le matin, sans oublier les noms des végétaux, des animaux rencontrés. Je note ensuite les perceptions émotionnelles, physiques vécues depuis mon départ, les impressions liées à ce lieu insolite. Je termine en apothéose par la découverte du panorama offerte en cadeau et dont je n’arrive pas à décrocher mon regard.

 

Un aboiement me fait sursauter ; il précède la voix d’un homme qui approche d’un pas ferme et assuré. C’est Thomas. Malgré les années, il n’a pas trop changé. Je l’ai reconnu tout de suite. Son chien me fait la fête. Après quelques minutes, nous partons, précédé par son berger briard, Vix. Sereine et confiante, je le suis et aperçois, après une heure de marche un refuge isolé, toujours face à cette image grandiose. Le lever du soleil sera magique et je sais déjà que mon horloge interne me réveillera au bon moment pour ne rien perdre de ces précieuses minutes.

 

Je pénètre dans ce chalet en pierres : Du bois surplombe les deux fenêtres et la porte. Un feu crépite dans la cheminée, une cocotte en fonte attend au-dessus du foyer et un fumet délicieux parfume la pièce. Je visite les lieux. Ce n’est pas très grand, une maison de poupée, juste ce qu’il me faut pour... pourquoi au fait ? pourquoi suis-je là ? Je termine le tour du refuge. Au milieu de la pièce principale, une table ronde en bois massif et deux chaises artistiquement taillées. Des motifs montagnards ornent le centre de la table ainsi que les dossiers des chaises. Des rideaux à carreaux rouges et blancs encadrent la fenêtre, au-dessus de l’évier, en harmonie avec la nappe…Face à la porte, un escalier mène sous le toit à une chambre ou plutôt à une mansarde, abritant un grand lit en bois recouvert d’une épaisse couette blanche. Le lit est placé près de la fenêtre, permettant ainsi d’observer l’extérieur, couchée, blottie sur l’oreiller. Des rideaux blancs complètent le décor. Seule la bonne odeur s’échappant du rez-de-chaussée parvient à me faire descendre de la mezzanine. La fatigue est là, mais toutes les émotions sensitives ont aiguisé mon appétit.

 

Plusieurs heures ont passé et le soleil décline légèrement. Les bruits de la nature ont changé et j’entends au loin, en bas dans la vallée les tintements des cloches des troupeaux ainsi que les carillons d’une chapelle. Le chemin fut long depuis ce matin et malgré les efforts physiques, je ressens un sentiment de bien-être. Totalement isolée, je n’éprouve pourtant aucun sentiment de solitude. Rien ni personne ne me manque à cet instant précis, en ce lieu si fort en émotions. Je savoure ce moment tout en dégustant le succulent velouté de potiron. Tout comme ces murs qui m’accueillent, le plat est simple mais chaleureux. Un reblochon m’attend sur une assiette, sur le rebord intérieur de la fenêtre, avec une miche de pain. Je ferme les yeux et réfléchis à ma vie, aux superflus dont je la saupoudre, aux petits riens que je ne vis pas, faute de temps, de paresse ou par crainte du « qu’en dira-t-on » !

 

Je pense  à Thomas, je l’ai vu, il y a plus de trente ans lorsqu’il venait chez mes parents voir mon frère. Il avait dix-huit ans, moi onze ! Presque un inconnu.  Il rentre dans l’habitat. Son chien le suit de près et vient se poser à mes pieds. Depuis notre arrivée, il était resté dehors, couper du bois pour la flambée de ce soir. Malgré l’épuisement, je veux prendre le temps de lui expliquer plus en détails la raison de ma présence, ici, loin de tout. Réaliser mon rêve, écrire. Coucher sur le papier mes histoires créées à partir d’anecdotes, de photos de personnes, de lieux, d’objets. M’évader,  me laisser inspirer par la nature et les éléments qui la composent. J’étais là pour mettre des mots sur la vie, réfléchir, méditer, respirer profondément. Je ne pouvais rêver mieux comme environnement. Mon séjour en altitude est prévu jusqu’aux premiers flocons. Ensuite, je redescendrais dans la vallée, au village, afin de saisir sur ordinateur toutes mes notes, en vue d’une édition de mes écrits. Je vivrais dans la chambre d’hôte où j’ai passé ma première nuit. Thomas me propose un programme basé sur la découverte des environs, à pieds, pour débuter mon séjour. Il est là, à ma disposition pour la randonnée et s’occupe de toute l’organisation du refuge, repas compris. La fatigue se faisant sentir, je décide de monter me coucher après lui avoir  demandé de me réveiller le lendemain matin, juste avant le lever du soleil. Ce qu’il accepte sans souci. Je me suis ensuite glissée sous la couette et endormie en regardant le ciel constellé d’étoiles.

 

Demain sera un autre jour, une autre façon de vivre. Demain, après, dans la vallée, tout sera différent…

 

La nuit a été réparatrice. Thomas m’appelle, il est cinq heures du matin. Je saute dans mes vêtements, enfile une grosse veste, un bonnet, des gants et me précipite dehors. C’est le  lever du soleil sur les hauts sommets. Le Mont Blanc est encore dans la pénombre, mais les massifs alentours s’éclairent légèrement dans les premiers rayons. De telles sensations sont indescriptibles à cet instant. Au cours du petit déjeuner, copieux avant l’effort, je décrirai sur mon carnet le lever du soleil sur les cimes. Une heure s’est écoulée depuis l’aurore sur le massif, la chaîne se découvre peu à peu. La scène est magique. Thomas et moi préparons le pique-nique pour la journée : au programme, huit heures de marche, il faut prévoir des aliments énergétiques.

 

Sept heures, nous sommes prêts à partir et Vix ne nous quitte pas d’une semelle. La beauté des lieux me laisse sans voix. J’ai découvert la montagne, depuis peu. C’est grandiose. Les facettes de ces beautés terrestres sont sans fin. La lumière du jour n’a pas les mêmes reflets sur les reliefs. Ici, des sapins recouvrent les falaises, là, ce ne sont que des pierres ; là-haut, tout là-haut, ce sont des neiges éternelles, tandis qu’en bas, au loin dans la vallée, l’herbe s’étale, verdoyante. A mi-hauteur, les troupeaux broutent dans les pâturages, parcourant ainsi des kilomètres, en toute indépendance.

 

J’ai déjà eu l’occasion de découvrir les alpages dans le Vercors. J’ai ressenti ce jour-là une sensation de liberté. Après une heure et demie de marche sur un chemin forestier,  j’atteignais l’estivage surplombant un immense espace, face au Massif de Belledonne. Les impressions perçues lors de cette journée restent gravées dans mes souvenirs comme un pur bonheur. Le soleil très haut dans le ciel, sous la caresse d’une brise légère, était très agréable. Je ne me souvenais pas avoir éprouvé pareil sentiment par le passé, même sur le plateau de l’Aiguille du Midi.

 

Je continue la marche sans perdre une parcelle de l’horizon qui s’étend devant moi. Intérieurement, je commence à m’interroger. Après une nuit d’un sommeil profond, c’est maintenant que je me pose des tas de questions : Pourquoi suis-je aussi sereine  en pleine nature ? loin de tout ?  de tous ? Je me connais et cela me surprend. J’aime les contacts, rencontrer de nouvelles personnes, j’apprécie mon confort intérieur.  Bien sûr, j’aime aussi la tranquillité, une certaine indépendance. Ce sentiment d’autonomie, je le ressens très violemment depuis quelques mois. Ici, mon existence m’apparaît soudain  matérielle et futile. Peut-être est-ce aussi pour cette prise de conscience que je me suis offert cette expérience qui amène inévitablement au recul et à la méditation. Réfléchir à ma vie, à l’essentiel et au superflu.

 

Déjà deux heures que nous sommes partis et Thomas me rappelle à la réalité des lieux pour nous accorder une pause bien méritée. Tout à l’heure, nous repartirons et, hormis les arrêts pour le ravitaillement, la marche est encore longue. Cette perspective ne m’effraie nullement. Le paysage est si magnifique qu’il nous aide à surmonter les terrains accidentés. Pour l’instant, un bon chocolat chaud, accompagné de fruits secs, nous fournit des calories pour la suite de la matinée. Thomas tente de m’expliquer où nous nous situons ; ce n’est pas chose facile car je n’ai pas vraiment le sens de l’orientation. Avec un peu d’habitude, je devrais y arriver. Dans quelques semaines, je tiendrai la boussole et la carte tout en suivant les consignes de mon compagnon de randonnée. Autour de nous, des cris d’animaux se font entendre : Thomas m’invite à écouter sans bouger. Son conseil est récompensé bientôt par la présence à dix mètres de nous d’une marmotte. Une boule de poils debout sur ses membres inférieurs se dresse là. Je garde la pose, l’observation réciproque dure quelques longues secondes. Puis l’animal disparaît aussi rapidement qu’il n’était apparu.  A quelques centaines de mètres, courent des chamois, des rapaces planent dans les airs. Ce sont des moments magiques.

 

Nous repartons tranquillement.  Ce que nous venons de voir est si exceptionnel que nous avons envie de le partager. Thomas est peut être un habitué des lieux, mais il n’a pas toujours la chance rencontrer des animaux lors de ses randonnées. Il me raconte les situations auxquelles il a déjà été confronté lors de marches matinales. Certaines ne me plairaient pas -présence de reptiles ou insectes à l’intérieur de sa tente lors de périples effectués sur plusieurs jours dans les Alpes ou dans d’autres pays. Mais ici la nature n’est pas hostile. Oh bien sûr, il faut éviter de se faire piquer par certaines espèces volantes ou rampantes, mais cette précaution vaut partout. Il est onze heures, le soleil continue son ascension devant nous, fier de nous guider vers notre destination. Le paysage est varié au loin, en bas, en haut, partout où mon regard me porte. Au plus proche, des arbustes sauvages déversent  leurs fruits brillants, mais je suis prudente et Thomas me déconseille de les goûter car nombreux ne sont pas comestibles. Quelques fleurs, très belles, sont également dangereuses. Les toucher et porter involontairement nos doigts à la bouche ou au visage peut provoquer des allergies.

 

Quatre heures viennent de s’écouler sans que je m’en aperçoive, tant les échanges furent enrichissants. J’ai appris beaucoup sur le monde végétal juste en marchant. Je profiterai de la pause-déjeuner pour écrire quelques notes. Thomas désigne du doigt le lieu où nous allons déjeuner, à quelques mètres en contrebas. Un arbre suffisamment haut et touffu nous abritera du soleil.

 

Ca y est, nous y sommes ! Nous commençons par nous désaltérer et l’eau fraîche est un délice. Je crois entendre le bruit d’une chute d’eau. Je lève les yeux et découvre contre le pan de montagne tout proche, un torrent qui se jette dans une rivière en contrebas. Thomas me montre notre chemin sur la carte et il m’apprend que nous passerons derrière cette chute d’eau. En attendant ce moment, nous allons nous rassasier d’un mélange frais de poulet, tomates et pâtes. Une part de tomme de vache ainsi qu’une grappe de raisins noirs terminent ce repas champêtre.

 

Alors que ce matin, je me suis demandée durant quelques minutes si je ne rêvais  pas, je sais maintenant que tout est réalité et je me sens bien. Ravie de cette heure de repos,  je n’aspire qu’à reprendre la marche. Je m’accorde néanmoins un moment de réflexion. Que se passe-t-il en moi pour que je ne ressente aucun manque ? Le dépaysement géographique n’est pas le seul à engendrer cet état.  Avais-je tant besoin de rupture avec mon environnement pour me retrouver ? 

 

Thomas m’appelle et nous repartons. Il me conseille de le suivre de près pendant la prochaine demi-heure. Le temps de passer derrière le torrent. Nous voilà au lieu de la cascade. Des arbres camouflent le sentier. Je lui donne la main afin qu’il guide mes pas et m’évite la douche. Les embruns de la chute sont divins après la chaleur des rayons du soleil, au zénith à cette heure de la journée. Cette petite forêt nous offre un peu de répit. Les premiers arbres croisés avant le torrent dissimulaient une petite forêt ; la montagne ne cesse de me surprendre ! Ainsi qu’il me l’avait promis, Thomas me laisse marcher quelques mètres derrière lui. J’apprécie sa discrétion. Il a compris ce dont j’avais besoin. En me nourrissant du panorama, je  reprends mes vagabondages sans ressentir une once d’éloignement, de solitude.  Aurais-je acquis une certaine sagesse, un  état d’esprit serein ? Où vont mes pensées à cet instant ? Là, maintenant, précisément, je ne le sais pas. Je n’ai pas un visage, un nom qui me vient instantanément. C’est étrange, mais pas inquiétant. Tant de choses se sont passées en quarante-huit heures.  La sensation est particulière.

 

La randonnée n’est pas finie, il est environ 14 heures – nous allons bientôt nous arrêter- mais nous avons déjà engagé le retour. Dans deux heures, nous serons au chalet. Thomas montre du doigt un endroit idéal pour se reposer et grignoter avant de rentrer au chalet. Nous en profitons pour évoquer l’organisation quotidienne des repas. Il n’est pas question de descendre au village tous les jours. Il va falloir adapter les menus en fonction des réserves et des ustensiles existants. Sacrée remise en question pour moi, mais mon hôte est  là, je ne m’inquiète pas !

 

La pause est terminée, quelques abricots secs, des noisettes, un morceau de fromage, de l’eau et nous repartons d’un pas tranquille vers notre refuge. Vix, notre compagnon à quatre pattes, nous suit d’un pas toujours alerte. Le chemin du retour se fait dans une ambiance très conviviale, nous parlons de la vie des habitants de la montagne, parfois habitués à vivre dans des lieux reculés comme il le fait lui-même. Il me raconte les mésaventures dues aux conditions climatiques, les rencontres avec des randonneurs perdus, quelle que soit la saison, le délice d’ouvrir sa porte face à ce grand parc botanique naturel au printemps. Nous voici arrivés à la porte du chalet. La fraîcheur qui règne à l’intérieur est très agréable. Les murs de pierre sont un parfait isolant et l’air ambiant nous offre un réconfort bien mérité. Nous commençons par alléger nos pieds de leurs chaussures, certes confortables, mais néanmoins d’un certain poids ; nos orteils retrouvent leur liberté. C’est le moment de vider le sac : les quelques restes de repas, les bouteilles d’eau ainsi que les vêtements prévus pour les changements climatiques imprévisibles en montagne.

 

Récompense suprême après cette journée : se glisser sous la douche. La récréation passée, je m’accorde une pause et m’assoie sur l’herbe, au soleil. Thomas est occupé à l’intérieur et me laisse profiter des rayons de cette fin d’après-midi. Mes pensées sont uniquement bercées par la journée passée, je ne peux m’empêcher de penser à ces paysages. C’est si beau. Je m’allonge face à ce ciel encore bleu, ferme les yeux et m’assoupis paisiblement ! A mon réveil, une heure plus tard Thomas m’invite à passer à table. Tout est prêt. Les odeurs d’aromates chatouillent mes narines et m’ouvrent l’appétit. Je soulève le couvercle et découvre un mets tout simple : des haricots verts, des tomates, des oignons, des fines herbes.

 

Je me régale de quelques cerises alors que nous essayons d’imaginer les prochains menus pour les jours suivants. Les placards et la réserve « fruits et légumes » sont bien fournis ; à nous de varier les plaisirs. Nous sommes deux dans cette aventure et il semble avoir un grand imaginaire culinaire. A nous crayons et feuilles de papier ! Les idées fusent comme dans un jeu de société : les ingrédients de base, les modes de cuisson. Nous passons une soirée dans une ambiance légère, ponctuées de rires ! La nuit est tombée depuis un moment –seules deux, trois bougies éclairent notre table. Le programme de demain est déjà établi ; il est temps d‘aller se coucher.

 

Il est 5 h 30. Je me réveille en pleine forme, ouvre ma fenêtre sur cette nature en éveil et entends les premiers oiseaux me saluer. Je descends très discrètement et prépare le petit déjeuner, le lait chauffe doucement, les tartines sont coupées. Le temps d’ouvrir la porte du chalet à Vix  venu me « dire bonjour » et de cueillir quelques fleurs sauvages pour agrémenter notre table, Thomas sort de sa chambre. Il est stupéfait de découvrir la scène et surtout mon énergie du matin. Nous déjeunons dans le calme avec en fond sonore les bruits de la nature ; quelques minutes après, nous parlons du programme de la journée.

 

Aujourd’hui, nous partirons pour une demi-journée. La balade sera courte, mais le spectacle sera inoubliable. L’après-midi, nous avons prévu de la passer ici tranquillement. Le pique-nique prêt, nous enfilons nos chaussures et quittons les lieux. Le soleil pointe à l’horizon mais nous lui tournerons le dos au cours de la première partie de cette marche. Le chemin monte rapidement, mais non accidenté, nous le gravirons sans problème. La cadence est commune dès les premières minutes. Thomas m’a montré le sentier sur la carte à la fin du petit déjeuner et je commence à repérer seule les marquages sur les arbres et les roches. Deux heures de marche par un temps un peu frais, le soleil dans le dos, nous voilà bientôt arrivés au point de « rendez-vous » avec un paysage à couper le souffle comme promis.  Nous surplombons un torrent qui se jette cent mètres plus bas dans un massif d’arbres touffus. Le bruit de l’eau est à la fois clair et assourdissant car l’eau qui sort de cette cavité montagneuse coule durant quelques mètres sur une surface que j’oserais qualifier de plane, avant de chuter dans le vide.

 

Nous profitons des lieux pour faire une pause et nous restaurer légèrement avant de rebrousser chemin. La descente sur fait sur un autre versant, plus accidenté et face au soleil.  Le temps de retour sera plus long que celui de la montée. Alors pour me faire oublier le terrain pentu et dégradé par les fontes de neige du printemps, il me désigne diverses empreintes animales : traces de pattes ou excréments ou témoignage de leur passage sur le terrain. Le trajet sera enrichissant. Cet après-midi, c’est promis, Thomas m’aidera à illustrer mon carnet de route des croquis des traces que j’ai pu observer avec lui... Ce sera également le moment pour débuter mes écrits relatant ces trois premières journées vécues, en haut sur la montagne, loin de tout. Rien ne me manque,  la nature semble exister pour moi « toute seule ».

 

Je n’aspire qu’à une seule chose, vivre à ce rythme-là de nombreux mois. Je veux apprendre à connaître la nature, la faune, la flore. Passer certains soirs à observer la voûte céleste en ce lieu magique pour acquérir de nouvelles connaissances. Thomas m’a promis qu’il me parlerait de sa montagne. C’est un sujet dont il ne se lasse jamais. Depuis trois jours, j’ai déjà compris ce qu’elle lui apporte et la nostalgie qu’il en éprouve lorsqu’il doit l’abandonner quelques semaines par an. Il lui est arrivé de ne pouvoir y remonter au cours de l’hiver avec son scooter des neiges. Il peut être très occasionnellement obligé de venir au village pour se soigner ou se ravitailler en denrées alimentaires. Trois  fois, il est resté bloqué chez lui, en raison d’avalanches dans le massif proche ou de brouillards empêchant toute visibilité.

 

Tout en préparant le repas, je lui parle de la parenthèse que j’ouvre ici, dans ma vie. Le temps de l’écriture, des prises de conscience aura une grande place mais ne sera pas prioritaire tout le temps que je resterai  là-haut. Lui me raconte que le hasard amènera son lot de surprises, de rencontres avec des personnes de tous âges et d’horizons divers, épris de grands espaces, de calme. Souvent le soir, nous passerons nos soirées tous les deux à lire chacun de notre côté ou peut être si on le souhaite à évoquer nos périples passés. Parfois, nous aurons la surprise de voir un voyageur se joindre à nous, au départ pour les explications de Thomas mais le plus souvent pour vivre un moment de partage avec d’autres passionnés.

 

Ce soir-là, nous décidons de rester dehors plus longtemps. Demain sera une journée de repos. Il peut donc me raconter les dernières rencontres vécues. Elles seront aussi de belles sources d’inspiration pour mon projet. Le jeune Gabriel, originaire de Bourges, parti faire ses études de journalisme à New York et venu se ressourcer seul sur les hauteurs. Agneta, une femme suédoise d’une trentaine d’années en passe de s’isoler dans un couvent du Vercors pour oublier les drames familiaux qu’elle avait traversés. Hans, octogénaire depuis peu qui vivait en décalage avec la société depuis toujours mais riche de ses expériences vécues à travers le monde. Christelle, conseillère d’éducation dans un lycée hôtelier de Paris s’offrait six mois de congé sans solde. Armand, marginal sans domicile fixe, marchait tous les jours, quelle que soit la météo. Le lieu où le menait le hasard de son inspiration n’avait pas d’importance. Telle une tortue, il portait sa tente de camping sur son dos et allait parler avec les gens, apporter son aide, sans jamais mendier.

 

Ce sont des personnes qui ont marqué son existence à jamais et nourriront l’inspiration de mes écrits. L’isolement du chalet de Thomas surprend toujours les marcheurs qui passent sur les chemins de randonnées. Ils le saluent en passant et installent parfois leur bivouac à quelques centaines de mètres de là, conscients que le lieu n’est pas un refuge de montagne mais bien un lieu d’habitation. Grâce à lui, à eux et aux futurs promeneurs, je vais vivre des soirées mémorables, au crépuscule. Une richesse d’enseignements, d’expériences pour tous, un  rappel pour tous de l’essence de nos vies, de la vie.

 

31 Octobre 2006, c’est un déchirement pour nous deux. Notre amitié va connaître une première séparation. L’automne a déjà laissé place à quelques prémices de la période hivernale. Petites chutes de neige, givre, températures négatives au réveil sont de retour et il faut se résoudre à descendre. J’ai déjà préparé mes bagages hier soir et laissé couler mes larmes sous la couette pendant la nuit

 

Cahiers et crayons sont prêts. Dans quelques jours, lorsque le chagrin aura laissé place à la nostalgie, je m’installerai devant mon ordinateur dans la chambre d’hôte que j’ai occupé six mois auparavant, la veille de mon arrivée ici. Des heures de saisie m’attendent pour retranscrire mes notes, mes ébauches d’écrits et adresser le tout à mon éditrice, Az. La perspective de revenir dans quatre mois dans le chalet me redonne le sourire lorsque Thomas frappe à ma porte pour me donner le signal du départ. Je reviendrai dans ce chalet c’est certain pour attendre le courrier de la maison d’édition et finaliser les textes retenus  pour le recueil.

 

Aucune allusion au départ dans mes textes. Trop difficile à décrire. Notre cohabitation sera à jamais placée  sous le signe de l’amitié, de la complicité. Frère et sœur n’ont pas  toujours la même relation et aucune ambiguïté ne s’est jamais installée entre nous.

 

Nous avons passé la journée chez ses amis. Le lendemain, il est parti à l’aube pour éviter le moment où il aurait fallu se quitter. Il a profité de son passage dans la ville pour effectuer quelques courses avant de remonter dans son chalet.

 

Mes hôtes sont charmants, leur maison est agréable et ma chambre offre une vue sur la montagne. Aucun équipement installé sur les versants à pic, la neige sera toujours d’un blanc immaculé aux pieds des sapins. Je vais m’abandonner à ma passion, seule au village, avec mes souvenirs. Les écrire ne suffira pas à libérer de l’espace dans mon esprit. D’ailleurs je ne le souhaite pas. Je veux rester dans cette région, ne plus revenir vivre dans la ville où je résidais jusqu’en avril dernier. Quoi qu’il advienne pour mes nouvelles, je vais m’installer ici, faire venir mes proches déjà peu enclins à rester en Ile de France. Il est prévu qu’ils passent les fêtes de fin d’année avec moi dans un chalet située aux environs. Ce sera le moment de leur annoncer ma décision. Ils n’attendaient que cela…



11/09/2017
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